Deux fois par an, E&I organise une soirée débat ouverte à tous, sur inscription préalable. Celle du premier semestre 2025, détaillée ici, s’est tenue le 28 avril après notre AG, sur la réglementation de l'information "extrafinancière" (ESG) des entreprises, battue en brèche malgré des témoignages positifs de celles-ci … Qu’en retenir, du point de vue de l’investisseur responsable et de l’éclairage qui lui est dû ?
L’environnement, le social et la gouvernance (ESG) sont des balises pour choisir nos placements
La finance responsable fait l’objet d’un important «retour de bâton » (backlash). A savoir, un flot de critiques ; il vient remettre en cause son rôle, son efficacité et au premier chef, son cadre règlementaire avec la proposition de la Commission Européenne baptisée « Omnibus ». Objectif : réviser les principales directives en la matière, pourtant en vigueur depuis peu dans l'UE.
Sont ciblées en particulier :
Stop ou encore ?
Cette conjoncture est préoccupante, car les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) sont cruciaux pour nos buts -"une économie plus humaine"- et l'avenir de notre planète ( "la Création"). Tant de voix s’élèvent à l'encontre de ces directives à peine entrée en vigueur, et ce, avec des arguments-massues, dans un brouhaha propice au « dialogue de sourds ». Alors, trop ou pas assez de régulation en l'occurrence ? Une certaine confusion règne. Ont accepté de venir nous proposer un éclairage dans ces circonstances, et d'en discuter avec nous, trois représentantes de points de vue complémentaires :
Au nom de la compétitivité*, l'urgence de simplifier** implique une "pause législative" disent les détracteurs de la régulation telle qu'elle existe aujourd'hui.
Une pause ? Plutôt un détricotage, redouté au contraire par ses défenseurs. Pire, in fine cette (r)évolution consacrerait la loi du plus fort, que promeut sans fard l'idéologie "trumpiste" font valoir ces derniers.
Sans régulation, la jungle assurée
Pour Corinne Lepage, "Ce que nous devons défendre aujourd’hui, ce n’est plus seulement de nouveaux engagements, mais la préservation des acquis face aux tentatives de démantèlement des réglementations existantes. L’abandon de la directive CS3D ("Devoir de Vigilance" ou de "Due Diligence") , la remise en cause des engagements climatiques, la montée du climatoscepticisme... Tout cela témoigne d’une cécité que je peine à comprendre. Les entreprises ont un rôle clé à jouer dans cette transition. Pas seulement pour répondre aux obligations juridiques, mais pour se protéger elles-mêmes et assurer leur viabilité dans un monde en mutation". Bien sûr, "le sujet de l’efficacité de la réglementation, sous réserve qu’elle se maintienne, pour atteindre sa finalité reste entier. Nous savons tous peu ou prou, que les normes peuvent être contournées et instrumentalisées pour ne surtout pas progresser. Il en est aujourd’hui du greenwashing comme de certaines démarches qualité et de certification visant l’amélioration de la qualité de produits ou de services, de la satisfaction clients ou collaborateurs" qui ont eu du mal elles aussi à conquérir leur lettres de noblesse. "Certains continuent encore de faire semblant en la matière ; nous assistons en ce moment à la publication des premiers rapports CSRD, magnifiques dans leur construction, la multiplicité et la diversité des données communiquées… qu'en feront la gouvernance, les investisseurs, la société civile? Le sujet reste entier".
Faire semblant, se conformer au sens de "cocher les bonnes cases", pour s'attirer les meilleures notes ESG et donc les "bonnes grâces" des épargnants regardants, au-delà des seuls critères financiers, quant aux progrès en termes de RSE (responsabilité sociétale des entreprises) liés à leurs placements : le biais est connu ; c'est une réalité révélée par un certain nombre de scandales, depuis Enron (2001) jusqu'à Orpéa (2022). Nonobstant le coût réputé exorbitant, acquitté par les organisations pour payer les audits que requièrent la certification des comptes, les normes, les labels, entre autres vérifications requises, imposées ou que s'imposent les entreprises, les "tromperies sur la marchandise" s'avèrent possibles.
Pour autant, le "laissez faire", autrement dit, renoncer aux règles n'ayant pas empêché les déviances observées, est-ce la solution ? Aucune de nos intervenantes ne le croit. En revanche, accompagner, reconnaître et récompenser les meilleures pratiques des acteurs économiques, jalonnent une piste faisant davantage consensus.
L'entreprise a un rôle politique à jouer, mais pas seule...
Le rôle politique de l’entreprise, au sein des sociétés contemporaines et envers les générations futures, invite à repenser la responsabilité sociale de l’entreprise en fonction de la manière dont elle agit et coopère pour promouvoir des institutions et des systèmes favorables à un développement humain durable. Tel est le credo de Cécile Ezvan, invitée à la tribune de notre soirée-débat.
Cécile Ezvan, Docteur en Philosophie (Université de Lyon) et diplomée de l’ESCP, travaille sur l’évaluation de la contribution sociale des entreprises et la transformation des modèles économiques au service de l’intérêt général (modèles circulaires, à impact, entreprises à mission). Avec, par exemple l’indice de capacité relationnelle (RCI), elle illustre par ses travaux un courant de la recherche, à visée pragmatique, d'une lignée d'économistes qui préconisent la construction et l’utilisation d’indicateurs basés sur l’utilité sociale de la croissance. Approches passionnantes, mais aussi utiles puisque certaines d’entre elles n’entendent rien moins que changer l’entreprise pour le bénéfice de la société tout entière. Il s'agit, avec l'indicateur RCI par exemple, "d'évaluer la valeur extra-financière de la contribution des entreprises à la qualité du lien social dans un territoire, aux relations entre l’entreprise et ses parties prenantes, et plus largement aux milieux vivants". Un rôle "politique", pas seulement économique donc, mais aussi sociétal, que la loi PACTE reconnaissant "l'entreprise à mission" par exemple, a institué il y a peu en France, via son Code Civil remanié. "Une nouvelle société à mission est créée toutes les 18h" claironne BpIFrance. La philosophie et l'entreprise ne sont pas antinomiques, et cette alliance n'est donc pas si rebutante, pas forcément ennemie de la "compétitivité" ni contre-performante.
D'ailleurs, "80 % des entreprises françaises, dont Accor, Nestlé et Decathlon, se disent satisfaites de leur conformité à la CSRD" selon une consultation "à chaud" présentée "à quelques jours du vote au Parlement européen relatif à la directive "stop the clock" visant à reporter de deux ans la CSRD, dans le cadre du "paquet omnibus" de la Commission européenne" relate la journaliste Sabrina Dourlens, dans une dépêche d'AEF Info, à l'issue d'une conférence organisée le 25 mars au Parlement européen à Bruxelles. Intitulée "simplifier la CSRD opérationnellement", elle réunissait acteurs économiques, investisseurs, experts technologiques, décideurs politiques et représentants de la société civile, "tous ont partagé des retours d’expérience concrets sur la mise en œuvre de la CSRD et l’exploitation des données ESG pour une transition efficace", rapporte-t-elle. Dont, notamment, cet avertissement disant : attention, sur le terrain, "volontaire équivaut à non prioritaire".
L'application des directives pose question, plus que la régulation elle-même !
Pour Murielle Cagnat-Fisseux ayant co-animé un groupe de travail du Medef sur l'excellence opérationnelle et fondé un cabinet expert dans l'accompagnement des entreprises, il faut bien voir les injonctions contradictoires qui sont leur lot. Quand bien même, nécessairement, leur performance se décline aujourd'hui au pluriel (performance non seulement financière mais aussi relationnelle, opérationnelle, sociétale, environnementale... bref, ESG), l'exercice demandé ne va pas de soi. "Il me semble que le monde de la RSE gagnerait à prendre le temps du débrief de fin de match ou de fin de saison. Une défense pas au niveau, un jeu qui manque de fluidité, un manque ou une confusion de leadership, voilà bien des raisons qui ont pu faire faillir de grandes équipes dans le monde du sport collectif. Nous devons nous aussi apprendre à nous organiser, nous entraîner, nous remettre en question, nous armer, aussi bien, et mieux encore, que ceux qui entendent nous empêcher de gagner la bataille de la viabilité de notre monde, et de la dignité partagée". Elle reste optimiste, tout en désignant une marche de progrès à franchir, encore haute. "Il est à craindre que la RSE comme précédemment les démarches de qualité, d’excellence opérationnelle, d’innovation et bien d‘autres, soient vécues comme l’affaire de quelques spécialistes en charge d’assurer un minimum de prérequis sur un mode plutôt régalien, et certainement pas comme une préoccupation qui se traduit dans des actes concrets au quotidien, faisant de l’avènement de l’entreprise contributive l’ «affaire de tous »."
Une affaire de quelques "experts" vs implication de l'ensemble des métiers, du management ; et du marché
Autre axe de progrès, elle observe que "le lien direct avec les objectifs business n’est pas opéré. Pire encore, le temps consacré aux réflexions ou aux actions en la matière est perçu comme une menace à la productivité. En d’autres termes sauver la planète et satisfaire ses parties prenantes c’est bien, mais les objectifs business d’abord. Il faut dire que c’est sur ces objectifs quantitatifs que les managers et leurs équipes sont attendus, évalués, valorisés". Dans ces conditions, c'est une véritable gageure que de "sensibiliser les managers et les orienter vers la création de valeur sociétale et environnementale autant qu’économique". N'y aurait-il pas là un point d'attention désigné aux épargnants que nous sommes, appelés à distinguer et donc encourager les agents économiques à cette aune ?
Leurs visions stratégiques exprimées noir sur blanc, les politiques conduites et les plans d'actions allant dans ce sens, résultats à l'appui : voilà des éléments de base, indispensables au dialogue actionnarial, assortis de preuves, sans parler de la communication due au consom'acteur ! Sans doute les exigences des investisseurs qui se veulent responsables devraient-elles être moins tues, pour être davantage moteur, davantage revendiquées notamment vis à vis de leurs banquiers et gestionnaires de fonds, prescripteurs, comme notre association essaie d'en montrer l'exemple, depuis sa création.
Au regard de son application donc, confiée peut-être trop souvent à une poignée de "spécialistes" plus soucieux de sécurisation juridique que d'une application de l'esprit (avant la lettre) des directives mises en cause, la règlementation souffre naturellement d'amélioration, d'ajustements à l'aune des effets observés plus que des procès d'intention. Leur "bureaucratisme", leur "contre-productivité"**, leur caractère a priori pénalisant face aux compétiteurs mondiaux* ... des chiffons rouges chimériques ? Pierre-Henri Leroy, Administrateur d'E&I invite à pousser la réflexion plus loin : Vers un autre « ordre mondial » ? Lequel ? Que faire pour y participer intelligemment, afin que ce qui sortira du désordre/sabordage actuels soit transformé positivement, orienté en vue d’un résultat («un nouvel ordre mondial?») compatible avec nos valeurs d’investisseur engagé, responsable : quels textes (régulation) et pratiques (outils, métriques et praxis) renouvelés devrions-nous discerner et promouvoir ?
Courage, ne fuyons pas trop vite...
Dans une tribune publiée par l'Agefi datée du 27 mars dernier, Pervenche Bérès (présidente de l'AEFR association Europe-Finances-Régulations) et Nicolas Mottis, professeur à Polytechnique avertissent : "Détricoter les règles sur la finance verte est une fausse bonne idée".
"Il est naïf de croire en une autosuffisance présumée des marchés dans leur fonction d’allocation des ressources, indépendamment de toute éthique" écrivait en 1987 le Pape Jean-Paul II dans sa Lettre Encyclique « Sollecitudo rei socialis »... "Les marchés ont besoin de directives solides et fortes, macro-prudentielles aussi bien que normatives, qui soient uniformes et partagées par le grand nombre" dont les "règles doivent aussi être continuellement mises à jour, vu la réalité même des marchés constamment en évolution" constate un autre texte du Vatican faisant autorité, Considérations pour un discernement éthique sur certains aspects du système économique et financier actuel. Ainsi, la réflexion proposée le 28/4/2025 par E&I tombe-t-elle à point nommé : l'idéologie dominante, derrière les appels au "laissez-faire" actuels sont une résurgence. Celle d' "un égoïsme aveugle (...) limité au court terme ; faisant fi du bien commun, il exclut de ses horizons la préoccupation non seulement de créer mais aussi de partager la richesse et d’éliminer les inégalités aujourd’hui si aiguës." Certes, "il revient d’abord aux opérateurs compétents et responsables d’élaborer de nouvelles formes d’économie et de finance dont les pratiques et les règles visent le progrès du bien commun ainsi que le respect de la dignité humaine" rappelle le texte du Vatican. Et aussi, qu'il appartient "à tout-un-chacun, de participer à cette fin aux réalités du monde." De même, plusieurs éthiciens le soulignent, par exemple D. Bonhoeffer : " Ce n’est que dans la participation à la réalité que nous avons part au bien".
Il est crucial d’être de "ceux qui contribuent à un ordonnancement interactif et évolutif des règles et à une harmonisation des valeurs autour de l’esprit qui les inspire" professait avec une belle hauteur de vue la juriste et philosophe Mireille Delmas Marty***. La tâche est colossale, c'est "l'affaire de tous". Mais, comme dit un proverbe fameux : "qui ne tente rien... n'a rien". Alors, restons unis pour continuer de réfléchir, de nous former, d'interpeller entreprises et pouvoirs publics : les principales missions d'E&I depuis sa fondation. Prochaine soirée-débat : le 25/11/2025/
Michèle Royer,
chargée de mission d'E&I
* source : Rapport Drahi
** source : Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l’Europe in Les Echos du 30 janvier 2025 p.06, article intitulé : "L'Europe doit être être un peu plus carnivore" (vis à vis des autres Nations, nos compétiteurs...)
*** source : Mireille Delmas Marty, Entre les règles et l'esprit des règles, 2021 https://shs.hal.science/halshs-03494395v1